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LE CAS DE L'AFFAIRE DE SUEZ EN 1956

 

 

Général Lucien Robineau

Directeur du Service Historique de l'Armée de l'Air

 

 

Un service d'archives recueille, traite et communique des documents qui servent de fondement à l'écriture de l'histoire.

Le Service historique de l'armée de l'Air est un service d'archives que deux caractères originaux rendent particulier: il est, lui-même, chargé d'écrire l'histoire de l'institution à laquelle il est attaché et il fabrique des archives. Les archives qu'il fabrique ne sont pas des faux; ayant commencé dès 1974 à recueillir, systématiquement, des témoignages enregistrés, il fut longtemps à peu près seul à considérer ces enregistrements comme des archives, c'est-à-dire comme des documents pouvant servir de références lors de la recherche de la vérité historique. En réalité, c'est même dans cette perspective que le fonds a été constitué et, à la différence de ce qui peut s'observer dans d'autres entreprises d'histoire orale, ce n'est pas - bien que cet aspect existe aussi - I'aspect social des récits ainsi emmagasinés qui fait leur intérêt principal. L'intérêt principal des témoignages oraux enregistrés par le Service historique de l'armée de l'Air, qui, fin décembre 1990, concernent 600 témoins et représentent environ 1500 heures d'écoute, c'est de procurer, à des papiers ou à des documents iconographiques dont l'aridité est un caractère fréquent, un complément dont l'expérience montre déjà que sa valeur est certaine et, parfois, irremplaçable.

Bien souvent, de tels témoignages apportent, sur les faits ou sur la genèse des dossiers, des explications indispensables ou, en tout cas, des commentaires qui éclairent les circonstances et permettent de mieux saisir les causes. Ce sont, pour les chercheurs, de précieuses sources de complément.

Plus rarement, certains événements ne sont pas restituables par des archives, soit que celles-ci restent non communicables, soit même qu'elles n'existent pas.

Les témoignages sont alors des sources de substitution.

Archives de complément ou archives de substitution, les témoignages doivent, naturellement, être utilisés avec les mêmes précautions que les archives écrites, c'est-à-dire avec le souci de recouper les informations fournies et d'éliminer les contradictions. Le nombre des témoins traitant du même sujet comme la confrontation avec des indications issues de sources écrites sont des garanties indispensables. L'expérience montre que ces garanties sont convenables.

L'intérêt des sources orales comme archives de substitution est particulièrement illustré à propos de ce que l'histoire identifie comme "I'affaire de Suez". En effet, cette affaire, qui a fait l'objet, en son temps et depuis l'ouverture des archives en 1986, de nombreux commentaires est pourtant, au seul regard des documents d'archives écrites, demeurée très mystérieuse en certains domaines.

Cette affaire est mystérieuse encore. Non pas que les développements diplomatiques qui y ont conduit et les opérations qui l'ont caractérisée n'aient laissé, dans différents centres de documentation, d'importants sédiments archivistiques. Les ordres, préparatoires et d'exécution, les dispositions logistiques, les comptes rendus existent; les commentaires du général de l'armée de l'Air qui commandait les forces aériennes françaises et assistait le commandant des forces aériennes interalliées sont présents au Service historique de l'armée de l'Air. Pourtant, cette somme de papiers et de photographies, qui occupe, sur les rayonnages de ce service plusieurs "mètres linéaires", pour précieuse qu'elle soit, est incomplète. Plus qu'incomplète même: muette totalement sur une partie entière de l'opération qui, politiquement, peut revêtir une importance capitale et dont la connaissance seule permet de comprendre, au-delà de l'anecdote, I'enchaînement des causes et des faits.

En clair, I'opération de Suez comporte deux faces, I'une ensoleillée et l'autre obscure. Les données concernant la mise en place de moyens militaires franco-britanniques en Méditerranée centrale et orientale, notamment des moyens aériens à Chypre, le déroulement des opérations aériennes et amphibies finalement déclenchées après des mois d'hésitation constituent la face claire.

Tout ce qui s'est passé à partir du territoire israélien, la participation française à ces actions, les raisons politiques et militaires de cette participation resteraient incompréhensibles à la seule lumière des papiers existants. Les commentaires et les réflexions livrés oralement aux enquêteurs du Service historique de l'armée de l'Air apportent des informations inédites, confirment des supputations, donnent des explications, dont l'ensemble procure au chercheur une vision nouvelle d'un événement qui, sans cette contribution, risquait de n'offrir à l'observation qu'un aspect superficiel.

Il est pourtant nécessaire de montrer d'abord cet aspect superficiel, tel qu'il a pu apparaître, très tôt, dans la littérature. Vue de très haut, l'affaire de Suez peut donc se résumer ainsi:

" A la suite du refus américain de financer l'ouvrage envisagé à Assouan, le colonel Nasser décide, le 26 juillet 1956, de nationaliser le canal de Suez, lésant, à travers la 'Compagnie universelle du canal maritime de Suez, des intérêts français et des intérêts britanniques. Les deux gouvernements en cause, français et anglais, s'accordent, pratiquement sur le champ, pour réagir militairement: c'est ainsi que la première réunion d'état-major combinée se tient à Londres, dès le 30 juillet, en vue de monter une opération de grande ampleur. Cette opération va connaître une complexité croissante au fur et à mesure que s'en développe la planification. Mais, dès le début, sans que les objectifs en soient définis et sans savoir quels en seront le rythme, les délais et les moyens, on décide qu'elle sera conduite sous commandement britannique. A partir du 16 août, divers plans se succèdent qui visent la marche sur Le Caire, soit après un débarquement de vive force à Alexandrie, soit après un assaut à Port-Saïd. C'est une version de cette seconde option, plusieurs fois modifiée et reportée, qui conduit à une opération déclenchée à Port-Saïd et à Port-Fouad à partir du 1er novembre, suite à une initiative israélienne entreprise dans le Sinaï le 29 octobre. En raison du développement de la situation internationale, notamment de l'attitude prise par les Américains et par les Soviétiques, cette opération est stoppée le 6 novembre au soir et limitée à une mainmise sur le canal L'action militaire, commencée par la neutralisation en deux jours de l'aviation égyptienne grâce à des attaques aériennes incessantes dès la nuit du 31 octobre, poursuivie par des opérations aéroportées le 5 novembre et un assaut amphibie appuyé par l'aviation le 6, est un succès complet L'aventure politique est un fiasco total"

Ce rapide rappel permet, avec l'appui des témoignages, de mettre à jour la face cachée. Si les deux principaux acteurs se sont, en quelques heures, déterminés à une action commune, force est de constater que les préparatifs se sont curieusement enlisés, assez longtemps pour rendre pratiquement impossible une intervention qui avait perdu une grande partie de sa signification politique. Sur ce point, tous les témoins français sont formels: cette interminable et inexplicable attente est imputable aux Britanniques, dont les atermoiements vont faire changer les plans sans cesse, y compris au moment même de l'action finale.

Les atermoiements britanniques traduisent une perte d'enthousiasme dont l'origine se trouve dans une réprobation progressive et peu à peu affichée des Etats-Unis. Ils traduisent aussi et surtout la difficile superposition des buts éventuels de guerre des parties intéressées.

En effet, les deux partenaires évidents, immédiatement d'accord pour s'opposer à l'initiative de Nasser, ne sont pas mus par les mêmes motifs. Les Français, outre leur désir de recouvrer leurs intérêts liés à l'exploitation du canal de Suez, voient surtout dans un coup de main militaire contre l'Egypte l'occasion d'abattre Nasser, considéré par eux comme le soutien de la rébellion algérienne, son fournisseur d'armes et son inspirateur. Leur motif principal est par conséquent la solution de la guerre d'Algérie. Une telle appréciation est erronée, mais c'est l'appréciation des responsables politiques français du moment. Leur motivation est suffisamment puissante pour les déterminer à agir coûte que coûte et à tenter tout ce qui est possible pour entraîner les Anglais dans cette action, y compris leur abandonner la conduite totale de l'intervention.

De leur côté, les Anglais viennent, depuis à peine quelques mois, de quitter la zone du canal après un accord passé avec Nasser. Ils sont toujours présents au Proche Orient, notamment en Libye et en Jordanie ils ont des intérêts en Irak et ont laissé en Egypte des bases et du matériel, dont ils assurent le gardiennage. S'ils ressentent la décision de Nasser comme un manquement aux usages et comme un outrage à la fois au droit international et à l'Angleterre, ils se contenteront de revenir en force sur le canal, par la route du Caire, en vue d'affirmer leur influence en Egypte et de conforter leur politique dans la région. Traditionnellement pro-arabe, cette politique exclut, a priori, toute coopération avec Israël.

Or, les Français sont aussi, et depuis longtemps, engagés avec l'état hébreu; persuadés qu'il existe une menace contre ce pays, ils pensent que l'intérêt de la France est de le soutenir contre la "main en tenaille" que constitue l'ensemble Irak-Jordanie-Egypte; ils ont commencé de lui fournir des armements, notamment aériens, et des conversations sont en cours, depuis de nombreux mois, dès avant la crise de Suez. Très rapidement, Français et Israéliens vont avoir l'idée de mettre à profit cette crise pour appuyer leurs intérêts, éventuellement par une action conjointe dont seraient exclus les Anglais. Le but des Israéliens, c'est de se donner, par une guerre préventive qui déborde leurs seules capacités, l'espace du Sinaï comme glacis. Une action limitée dans le temps et dans l'espace leur suffit. Le but des Français, c'est toujours de provoquer la chute de Nasser et, ainsi, de résoudre le problème algérien, cette fois-ci avec le seul concours israélien si la détermination britannique vient à faire défaut. Finalement, les Français renoncent à cette action bilatérale pour ne pas risquer de voir les Britanniques monopoliser les sympathies arabes; ils tenteront pourtant d'introduire Israël dans le dispositif et réussiront à faire admettre à leurs alliés l'opportunité d'une intervention israélienne, soigneusement imaginée à leur insu. En effet, au moment où l'on se rend compte, à l'approche de l'hiver et alors que l' ONU s'est emparée de la crise du canal, qu'une intervention doit être décidée et entreprise d'urgence sous peine de devenir totalement impossible, il s'est déjà écoulé tant de temps depuis le fait causal qu'il n'existe pratiquement plus, aux yeux de l'opinion internationale, de "casus belli" acceptable. Un subterfuge doit donc en tenir lieu: il s'agit d'une intervention franco-britannique venue, en avant-garde de forces des Nations Unies, sous le prétexte de séparer les belligérants d'une guerre israélo-arabe déclenchée par une attaque israélienne dans le Sinaï. Scénario qui fut joué au-delà de toute espérance, puisque, l'attaque israélienne étant lancée le 29 octobre, l'ultimatum franco-britannique émis le 30 expirait le 31 au moment où les forces israéliennes approchaient déjà du canal. Le scénario avait été mis au point d'abord au cours de réunions conjointes franco-israéliennes entre le 19 septembre et le 2 octobre, date à laquelle il fut adopté par les généraux Ely et Moshe Dayan; soumis aux Anglais ultérieurement, au cours d'une réunion à Sèvres, il fut accepté par eux le 24 octobre.

Mais la manœuvre comportait nécessairement l'action des Israéliens, seuls, pendant plus de 24 heures. Or, l'aviation égyptienne était loin d'être négligeable et, en tout cas, équipée de matériel soviétique moderne et de qualité, elle était perçue par tout le monde comme une menace sérieuse à l'égard des villes et des installations stratégiques d'lsraël. C'est pour faire face à cette menace sérieuse que les Israéliens, dont l'aviation était encore loin d'avoir acquis les capacités qu'elle a pu démontrer onze ans plus tard, avaient réclamé et obtenu que la défense aérienne du territoire hébreu fût assurée par l'armée de l'Air française. Et c'est cette circonstance qui explique la mise en place, le 28 octobre, sur les terrains de Ramat-David et de Lod-Tel Aviv de deux groupes d'avions de combat parmi les plus modernes de l'armée de l'Air, l'un de F 84 F et l'autre de Mystère IV, avec leurs équipements, leurs munitions, leurs pilotes, leurs mécaniciens.

Si l'on observe que les équipements les plus lourds devaient être acheminés par voie maritime et que les avions de transport comme les avions d'armes, à une époque où ils ne pratiquaient pas le ravitaillement en vol, devaient parcourir la distance en plusieurs étapes, il faut convenir, quelque réelles qu'aient été déjà voilà 35 ans les capacités de l'armée de l'Air à se projeter vite et loin, que la mise en place de tels moyens ne pouvait être ni instantanée ni exempte de dispositions logistiques complexes. De cette observation, on doit conclure qu'un suffisant temps de "préméditation" avait permis de prendre, avant la décision d'engagement, les dispositions préparatoires nécessaires.

De tout ce qui précède et de tout ce qui concerne le déploiement et les missions de l'aviation française en Israël, il n'existe que peu ou pas de relation archivistique écrite. Seuls des vestiges occasionnels ont permis de remonter jusqu'à ces témoins très importants que peuvent être de simples exécutants, pilotes, officiers ou non, et des commandants des unités mises en œuvre. Les papiers qui ont ainsi permis de remonter aux sources orales sont des états, à caractère administratif, du personnel absent des bases de stationnement en France, un cahier "d'ordres et de travail aérien" restituant la totalité des missions de l'un des escadrons déployés, un cahier, manuscrit, indiquant de façon assez succincte l'activité en Israël d'une autre unité, enfin un assez volumineux dossier concernant les récompenses attribuées au personnel engagé, dossier appartenant à la catégorie de ceux qui ne s'égarent jamais, bien que le texte des citations comporte la mention inhabituelle "Le texte de la présente citation ne sera pas publié au bulletin officiel des décorations et récompenses". Les témoins ainsi identifiés ont ensuite permis, par leur propre témoignage, de remonter à d'autres personnages dont le récit ou les commentaires pouvaient être utiles.

Les témoins sont ainsi de deux sortes.

D'abord des officiers généraux du cadre de réserve dont le témoignage a été recueilli au titre des responsabilités générales qui ont été les leurs, à un niveau élevé de la hiérarchie militaire. Ces officiers généraux ont commenté de façon plus ou moins complète l'ensemble de leur carrière et ont, à l'occasion des entretiens correspondants, consacré un temps plus ou moins long à leur participation à l'affaire de Suez. Leur contribution est donc globale et n'a pas été spécialement suscitée pour la connaissance de cette affaire.

L'un deux a été pourtant interrogé à nouveau sur ce thème particulier lorsqu'a été manifeste l'importance de son rôle dans cette opération: à l'époque lieutenant-colonel, commandant l'escadre de Mystère IV ayant déployé un escadron en Israël, lui-même ayant pris la tête du détachement avant d'être mis en place à la direction du centre d'opérations combiné franco-israélien; son second témoignage, en réponse à des questions précises, a procuré de très utiles informations, très circonstanciées et appuyées sur des notes personnelles.

Un autre des neuf témoins ayant fourni un récit de carrière complet mérite aussi une mention particulière: tout en ayant exercé ultérieurement d'éminentes responsabilités tant dans l'armée de l'Air qu'en des positions interarmées et interministérielles, cet officier général assumait, jeune général de brigade aérienne, le commandement de l'ensemble des forces aériennes françaises engagées dans l'opération de Suez et était "député" de l'aviateur britannique; ayant participé à la préparation (à Londres et à Paris) de l'opération et à sa conduite (à Chypre), il a été en mesure de donner les plus riches et les plus complets commentaires, d'autant que, son "récit de vie" n'étant pas achevé en 1986, date de l'ouverture (à 30 ans) des archives de Suez, il a pu répondre, lui aussi, à des questions précises, s'appuyant également sur des notes d'époque et des documents personnels.

Quatre autres de cette première catégorie de témoins ont occupé, à l'époque de Suez, des positions remarquables, par leur grade et leurs fonctions. Il s'agit:

- du conseiller militaire du ministre de la Défense nationale; alors colonel "ancien", il a fait plusieurs liaisons en Israël, y a rencontré monsieur Ben Gourion et l'a accompagné lors de ses voyages en France; ultérieurement général d'armée aérienne;

- du major général des armées, alors général de brigade aérienne; chargé par le président du Conseil d'organiser l'aide militaire à l'armée israélienne; a reçu en France des délégations comportant Ben Gourion, Moshe Dayan, Golda Meir; a fait plusieurs liaisons à Tel Aviv et à Jérusalem; ultérieurement général d'armée aérienne;

- du général adjoint au chef d'état-major général des forces armées, alors général de brigade aérienne; a été à plusieurs reprises en Israël, y a vu Moshe Dayan, a rencontré les Israéliens à Paris, a participé à la rencontre de Sèvres; ultérieurement général d'armée aérienne;

- du général major général de l'armée de l'Air, alors général de corps aérien, chargé de la conduite quotidienne de l'armée de l'Air; ultérieurement général d'armée aérienne.

Des cinq colonels qui ont témoigné après avoir, à Londres, participé à la préparation et à la planification de l'opération, sur place, à Chypre ou en territoire israélien, exercé des responsabilités soit logistiques soit opérationnelles (responsables respectifs de l'aviation de chasse et de l'aviation de transport), trois l'ont fait dans le cadre d'un "récit de carrière", et deux font partie du groupe de dix-neuf témoins spécialement interrogés à raison de leur implication personnelle.

L'un deux, adjoint du commandant des forces aériennes françaises, détaché en permanence en Israël, a réglé sur place la participation de l'armée de l'Air en liaison avec les autorités locales; les dix-sept autres témoins font partie du détachement de l'armée de l'Air déployé en Israël et sont également répartis entre les deux escadres engagées (16 pilotes, dont 1 sous-officier, et un officier de réserve, appelé, employé aux opérations du terrain de Lod). En tout 28 témoins, balayant ensemble les aspects les plus divers, y compris des détails qu'on ne saurait espérer trouver dans aucun document d'archives, allant des prises de décision aux niveaux les plus élevés, jusqu'aux modalités d'exécution des missions les plus humbles.

Après examen critique de leurs récits, ces témoins peuvent être considérés comme fournissant des informations "crédibles". Interrogés individuellement (sauf pour deux d'entre eux qui ont témoigné en équipe), à des moments rapprochés mais différents, sans aucune concertation, ils ont eu à répondre à des questions précises, dont la formulation s'affinait au fur et à mesure que, les faits prenant forme, il devenait nécessaire d'aller plus avant. Des confusions de dates et des défauts de mémoire ont pu être repérés pour que ne soient retenus à coup sûr que des éléments suffisamment recoupés.

Le nombre de 28 témoins peut sembler faible: pourtant, les derniers récits enregistrés n'apportaient plus d'informations nouvelles et leur intérêt n'était plus que de confirmer ce qui avait déjà été acquis, tout au moins en ce qui concerne le niveau opérationnel. Pour ce qui concerne les aspects politique et décisionnel, tous les témoins possibles (de l'armée de l'Air) ont été entendus.

Cela étant, que disent, de neuf, ces témoins ?

Exprimée de diverses façons, une idée est constamment présente: le secret. Secret politique, secret militaire, secret de l'exécution. L'un des généraux placés auprès du ministre de la Défense nationale note même que, à son étonnement, ce secret fut parfaitement gardé, ce pendant toute la durée "d'incubation" de l'entreprise. Plusieurs aspects sont particulièrement remarqués, fonction du niveau d'observation:

- la décision politique reste entre les mains de trois ministres: le président du Conseil, le ministre de la Défense, le ministre des Affaires étrangères. Il s'agit des ministres eux-mêmes, à l'exclusion des membres de leurs cabinets. En particulier, au Quai d'Orsay, la Direction des Affaires Politiques est maintenue à l'écart d'une collusion avec Israël en contradiction avec sa ligne de conduite traditionnelle;

- la conception et la connaissance des plans d'opérations sont du domaine exclusif d'une équipe ne comprenant, outre le Président du Conseil et le ministre de la Défense, que des militaires spécialement habilités: le chef d'état-major général des forces armées (CEMGFA), l'amiral désigné comme commandant en chef des forces françaises d'Orient, les trois officiers généraux commandants de forces. C'est délibérément que le ministre exclut longtemps les secrétaires d'état, pour la raison "que tout le parlement serait aussitôt au courant";

- la procédure de désignation du général commandant des forces aériennes "court-circuite" le chef d'état-major de l'armée de l'Air, informé, sans autre précision, de cette désignation, directement prononcée par le CEMGFA qui donne ses consignes au bénéficiaire sous le sceau du secret;

- la procédure d'enclenchement, pour l'armée de l'Air, de l'opération vers Israël "court-circuite" également le chef d'état-major de l'armée de l'Air et va directement du major-général de l'armée de l'Air aux commandants d'escadres concernés, par dessus la tête de leurs commandants de base;

- l'acheminement des moyens logistiques par bateaux et avions de transport comme la mise en place des avions d'armes vers Israël relèvent d'un scénario que ne renierait pas James Bond: c'est par des enveloppes scellées distribuées aux responsables au cours des escales successives que ceux-ci sont informés du trajet et de leur destination finale.

Un tel luxe de précautions explique sans doute que le secret de l'intervention aérienne française en Israël soit un des mieux gardés de l'histoire. Cette intervention, on s'en souvient, avait pour objet de procurer au territoire d'lsraël un parapluie aérien face à la menace représentée par l'aviation égyptienne, mais préalablement à tout engagement officiel franco-britannique. C'est pourquoi, une telle décision ayant été prise à l'insu des Britanniques, c'est sous les couleurs d'lsraël que vont opérer les avions français, tandis que les équipages, munis de pièces d'identité libellées en hébreu revêtent des vêtements adaptés. Il s'agira, il faut le préciser, de missions strictement défensives, exécutées en protection locale et qui n'auront jamais l'occasion d'engager l'ennemi, celui-ci s'étant gardé d'intervenir contre le territoire israélien.

De telles missions ont lieu dès le 29 octobre, date de l'attaque israélienne dans le Sinaï et vont se poursuivre dans les mêmes conditions les 30 et 31 octobre, c'est-à-dire jusqu'au déclenchement des opérations alliées le 1er novembre; à ce moment, c'est sous les couleurs françaises et avec leurs uniformes que les aviateurs déployés à Tel Aviva vont agir, y compris alors en missions offensives: ce sont des F 84 F français partis de Lod qui vont détruire, le 4 novembre, les II 28 égyptiens basés à Louxor, résultat que n'ont pu obtenir les bombardiers stratégiques britanniques au cours de plusieurs interventions de nuit depuis le 31 octobre.

Les témoins donnent encore de précieuses indications sur la façon dont nos alliés voient toute l'affaire, avec des modes d'action qui sont ceux de la Seconde guerre et des moyens qui n'y sont plus adaptés. C'est ainsi que les Britanniques pensent faire plier Nasser par une offensive "neuropsychologique" durable; mais les bombardiers "V", dont le rôle stratégique est adapté à un armement nucléaire, sont là en trop petit nombre pour obtenir la moindre efficacité politique avec des munitions dont le tonnage et la précision sont insuffisants dès lors qu'il s'agit de munitions conventionnelles. Ainsi se marquent les limites d'une évolution stratégique souvent envisagée de façon trop théorique. Pourtant, c'est bien parce que les Anglais étaient censés disposer d'une aviation de bombardement efficace (et que de toute façon l'utilisation de leurs bases était indispensable) que les Français ont tout fait pour les entraîner contre Nasser. C'est ainsi que la conduite des opérations leur a été totalement abandonnée, dans des conditions dont les témoignages les plus autorisés montrent tout le caractère illusoire.

L'illusion, à ce sujet, provient d'un contresens sur les termes, que montre bien le général commandant des forces aériennes françaises engagées: les commandants de forces français (terre, air, mer) sont placés auprès de leurs homologues britanniques avec le titre anglais de "députa". Un amiral "Commandant en chef des forces françaises d'Orient" est supposé les coiffer tous les trois et occuper lui même les fonctions de "députa" du commandant en chef britannique. Or, contrairement à ce que croient Gouvernement et Haut-Commandement français, un "députa", chez les Anglais, ce n'est pas un commandant en second; ce n'est même pas un adjoint ayant un quelconque pouvoir de décision sur la manœuvre et l'emploi des forces. Seule la courtoisie qui est d'usage entre personnages de ce niveau a permis aux officiers généraux français de se "débrouiller" dans cet imbroglio politico-militaire. Quant aux Anglais, supposés ne pas voir la collusion franco-israélienne qui servait aussi leurs intérêts opérationnels, ils ont fermé les yeux sur les mouvements aériens entre Chypre et Israël et n'ont pas, apparemment, cherché à savoir ce qui se passait "de l'autre côté". Informé, au moment de leur passage à Chypre de la destination des avions français, le commandant, anglais, des forces aériennes interalliées a "accusé le coup" mais n'a pas jugé utile d'en faire un drame.

De la même façon, les Américains sont ouvertement opposés à l'opération au moment où elle se déclenche: ce moment coïncide malencontreusement avec les élections présidentielles aux Etats-Unis et, en trois mois, les intérêts du lobby pétrolier ont eu le temps de fermenter. Les témoignages convergent vers la certitude que, pour peu que l'action se fût conformée à leurs normes de rapidité et de résultat, elle n'eût pas manqué de l'appui des Américains. De fait, il est manifeste que le commandement américain a toujours été parfaitement informé et que son soutien logistique n'a pas fait défaut: le major général de l'armée de l'Air précise que les équipements opérationnels nécessaires à la mise en œuvre des avions F 84 F ont été fournis, en quantité, dans des délais améliorés; ce qui est confirmé par les commandants et les pilotes des escadrilles déployées.

D'autres informations, à caractère franchement anecdotique, sont encore utilement fournies à l'histoire par les témoignages. Par exemple sur l'attitude des Chypriotes vis-à-vis des Français et des Anglais, des excuses étant faites au commandement français suite à un attentat qui avait pris le véhicule des uns pour celui des autres. Par exemple encore, des inédits sur les méthodes opérationnelles employées par une aviation israélienne qui commençait déjà d'étonner, par son imagination, les spécialistes les mieux avertis. Enfin, bien que ce fût interdit par les ordres, certains témoins ont rapporté d'lsraël des photographies qui viennent illustrer et appuyer, en certains aspects, ce qu'ils affirment.

 

Ainsi, les témoignages venus à la rescousse des archives officielles sont très divers D'un point de vue opérationnel, les exécutants rapportent une impression d'efficacité qui leur a paru réconfortante, d'autant plus que cette impression, à l'avantage des forces aériennes françaises, est confirmée par les commentaires qu'y ont ajoutés les Britanniques. L'Air-Vice Marshal qui commandait Chypre n'a-t-il pas confié qu'en comparaison "The RAF looked almost victorian"?

D'un point de vue politique, les officiers généraux qui ont donné leurs impressions insistent de façon unanime, en plus du secret qui a caractérisé toute l'affaire à des niveaux incroyables, sur une extrême confusion. Ils laissent entendre que cette confusion pouvait, sous couvert de la discrétion qui est de bon aloi lorsqu'il s’agit d'opérations militaires, résulter en réalité du soin que les uns et les autres mettaient à rendre compatibles, en apparence, les effets de leurs arrière-pensées.

 

 

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